Mais qui sont les victimes dans tout ce bruit?
- Nathalie Albertini
- 20 juil.
- 9 min de lecture
Le vacarme autour des procès d’agressions sexuelles impliquant des vedettes ne cesse de susciter des polémiques

Droit de parole, lettres d’opinion, droit de réplique, articles enflammés, réseaux sociaux en ébullition. Cantat, R. Kelly, Mazneff, Weinstein, Depardieu, Trump, Lapointe, Depp ou Rozon, et tous les autres richissimes ou si populaires messieurs à qui ça arrive. Ce n’est pas évident de perdre de sa superbe devant l’opinion divisée du peuple, et certains ne laissent pas tomber leur arrogance même devant des tribunaux et encore moins devant les caméras. Ils crient à l’injustice, au lynchage, au bûcher desquels ils sont les martyres. Ce que cela signifie de perdre sa réputation et sa crédibilité, ne plus pouvoir brasser des millions et avoir beaucoup d’attention est juste inimaginable pour eux. Les médias s’emparent des affaires, amplifient la cacophonie. Bien entendu, donner la parole à quelqu’un qui bénéficie déjà d’une certaine popularité génère des clics, de l’audimat et des ventes.
Procès publics, droits de réponse, contre-attaques, dénégations. Avez-vous remarqué que ce sont les voix des puissants qui s’élèvent avec force, dictant le rythme, imposant le récit? Peut-on vraiment entendre celles ou ceux qui n’ont pas la tribune : un album, un livre ou une émission pour être lus dans le journal, être invité·e·s à la radio, et faire parler de leur ressenti? Ces victimes silencieuses vont sans doute étourdir leurs douleurs en pointant à l’usine et chercher à payer leurs factures. Elles vont bander leurs forces et chercher à survivre au jour le jour. C’est curieux comme elles sont presque toujours inconnues, modestes, des Monsieur et Madame Tout-le-Monde, à la différence des vedettes.
L’impunité s’habille de discours et d’habiletés juridiques, se masque derrière la parole réclamée, se pavane dans l’arène médiatique. Pendant ce temps, les plaignantes, elles, sont étouffées dans le tumulte.
Leurs souffrances — physiques, psychiques, sociales — deviennent accessoires, éclipsées par le jeu des postures, des stratégies, des intérêts. Comme celles de ce collectif de 9 femmes au procès civil de l’ancien patron de Juste pour rire dont plusieurs faisaient partie du bloc initial des « Courageuses » qui avaient tenté la cour criminelle, pour lequel le défendeur a été acquitté. Qui sont-elles ces demanderesses, quelles ont été leurs vies depuis les faits qu’elles ont osé rapporter au grand jour? A-t-on retenu leurs noms et leurs prénoms? Quel journal a envie de leur donner l’espace de se livrer au jeu du discrédit sur la partie adverse?
Le système patriarcal, médical, judiciaire, se referme sur elles comme une spirale. Entendez-vous les voix de ces personnes qui tentent de retrouver leur équilibre, leur dignité, leur intégrité? Est-ce qu’on imagine ce qu’elles vivent depuis des décennies parfois dans l’ombre? L’appareil social et la façon dont on braque les projecteurs, les caméras et les micros vers les personnes connues et détenant du pouvoir est absurde et indécente. Il protège les puissants, valorise leurs récits, et délégitime les paroles dissidentes. Où se terre la vérité de chaque blessure, derrière les cicatrices invisibles qui restent muettes, balayées par le bazar ambiant?
La colère et la fatigue font partie du lot des dénonciations. Chaque espoir de voir et d’entendre s’affirmer les agressions, les violences et leurs conséquences donne un élan. La sensation de pouvoir se libérer de ce secret, de cette honte collante que les présumés ne vivent pas. Sûrs de leur droit, ils ne connaissent pas la peur de se sentir salis, incompris, tremblants dans leur existence. La vraie victime d’un viol et des coups aura à interagir avec une perception d’elle-même à jamais polluée par ce prisme discordant qu’elle a vécu. Se sentir si inadéquate qu’il est difficile de terminer un projet ou ses études. Dur de croire qu’un bon job est le meilleur endroit quand on ne se sent pas à sa place dans ses propres bottes. Difficile de faire confiance et d’accepter d’être aimée, de se laisser aller dans une relation engagée. Difficile parfois aussi de s’accomplir à travers la famille et la maternité. Nos enfants nous renvoient sans cesse à nos propres limites, nos démons. Et plus les années passent, et plus la distorsion de la culpabilité vrille la confiance en soi. Toutes ces représentations dans les médias qui nous disent que les femmes l’ont cherchée, avaient des jupes trop courtes, des gestes trop provocateurs, des yeux de biche qui réclamaient du réconfort. Ces femmes fragilisées finissent par intérioriser le narratif de toute cette société qui les méprise. Cet environnement qui refuse de vraiment entendre, de reconnaître, de changer pour soutenir. Se sentir coupable d’avoir été violée. En voilà une aberration. Pourtant, oui c’est presque toujours ainsi.

Alors il y a cette colère qui ne s’éteint jamais. Qui s’accumule, s’enracine, comme une lame tranchante plantée au creux des jours. C’est si épuisant d’être furieuse tout le temps. Une colère fatiguée, usée, à force d’être répétée, à force d’être ignorée.
Elles sont nombreuses, ces femmes, ces personnes blessées par un système qui nie leurs douleurs, qui refuse de reconnaître leurs voix. À chaque nouvelle plainte, chaque nouveau cri, la même mécanique se déclenche : le doute, la suspicion, la minimisation. Leurs corps, leurs mots, leurs vécus sont passés au crible, analysés, déformés, retournés contre elles. Entendre et lire partout que c’est l’argent qu’elles cherchent, qu’elles avaient l’air d’avoir envie, que c’est détruire la réputation d’un homme dans la lumière. Comme si cela pouvait être un projet réaliste, s’acharner sur une personne protégée par les systèmes et qui a les moyens de payer des avocats, des poursuites, de faire venir des ministres et des grands sages pour le défendre à la barre de son procès civil. Comme si être en apnée depuis tant d’années pour certaines n’avait pas déjà hypothéqué leurs capacités à profiter de la vie et à apprécier le moment présent.
Plusieurs victimes d’actes criminels, de violence conjugale ou d’agressions à caractère sexuel vivent de la dissociation au moment des faits. La suite de leur existence se vivra souvent par intermittence avec cette condition particulière. Ressentir le moins possible, se détacher des émotions pour ne pas trop sentir ce qui arrive. Un bon gros déficit d’attention. Non ce n’est pas du TDAH, c’est un stress post-traumatique à long terme, qui dure parfois toute la vie et qui amplifie la sensation d’être à côté de soi-même et la difficulté à se sentir bien dans sa tête.
Et cette colère qui va qui vient, elles doivent la contenir. Parce que la société attend d’elles la douceur, la résilience, le silence poli. Elles sont fatiguées d’être furieuses, mais furieuses elles restent, car la réparation ne vient pas, car le monde autour ne les voit pas, ne les entend pas. C’est une spirale sans fin, une violence absorbée, un poids invisible, qui ronge et qui gruge beaucoup d’énergie.
Ils sont là, les auteurs. Maîtres dans l’art de retourner la scène, de réécrire le récit à leur avantage. Experts en marketing de soi, en gestion d’image, en manipulation des mots. Ils étaient à la tête de multi trusts, de firmes et de grandes entreprises, ils connaissent les engrenages des systèmes et comment les utiliser à leur avantage. S’ériger en victimes, jouer la carte de la souffrance, de la dignité bafouée est sans doute un rouage comme un autre à maîtriser. Pendant que leurs actes restent tus, minimisés, ou excusés. Leurs entreprises prospèrent, leurs réseaux s’étendent. Ils transforment les accusations en outils de pouvoir, monnayant leur « droit de réponse » comme une marchandise, redéfinissant le champ de la légitimité et du discours public.
Face à eux, les véritables survivantes sont reléguées au silence. Leurs douleurs invalidées, leurs combats dévoyés. Un système qui s’embourbe dans ses propres contradictions, protège les puissants, étouffe les voix dissidentes, et perpétue le cycle. On se moque des quelques femmes venues en solidarité aux abords des palais de justice avec des pancartes. On ignore le grondement de cette masse de gens sans micro, qui ne sont rien, pas de gros titres, pas d’identité sur les réseaux populaires.
Quand ils franchissent la ligne, quand ils brisent irrémédiablement des vies — assassinant parfois celle qui partageait leur quotidien — ils invoquent la perte de raison, la dépression, un moment de faiblesse. Des excuses bien rodées, des défenses calibrées pour émouvoir, pour semer le doute, pour atténuer la gravité de leurs actes. Cette construction d’une « victime » à double face leur permet d’échapper à la pleine responsabilité. De détourner l’attention des violences commises vers leur souffrance prétendue.
Et dans ce ballet cynique, la justice, les médias, la société oscillent, parfois complices involontaires, souvent démunis.

Pendant ce temps, les survivantes et les familles des véritables victimes restent prises dans l’invisibilité, la douleur, la colère, sans que la réalité évidente ne trouve d’écho ou de prise dans le réel.
Dans ce climat hostile, parler devient un acte de courage extrême. Dénoncer, porter plainte, témoigner, c’est affronter un mur fait de soupçons, de jugements, de stigmatisations.
Le modus operandi est bien rodé : accuser les femmes de chercher de l’argent, de profiter, de vouloir « salir » des réputations. Les réduire à des chercheuses de vengeance, des manipulatrices. Décrier les mouvements comme #MeToo, les présenter comme des campagnes de lynchage populaire contre des hommes puissants, riches, charismatiques.
Un discours recyclé, un refrain usé par tant de superstars et véhiculé dans les réseaux sociaux comme une évidente vérité. Ils brandissent leur posture de pauvres cibles sur laquelle elles s’acharnent. Comment créer un écran de fumée qui voile la réalité des violences? C’est incroyable de voir que tous les puissants qui utilisent ces discours de défense ont les mêmes postures et les mêmes mots. Ils se consultent ou quoi? Ils prennent un cours pour se préparer à riposter quand leurs victimes les dénonceront (finalement après combien d’années et combien d’agressions)? Cette stratégie décourage, isole, fait douter. Elle épuise les forces, ronge la confiance, étouffe la voix.
Alors, beaucoup se taisent. Parce que dénoncer, c’est aussi affronter la tempête sociale qui s’ensuit. Cela implique souvent des menaces, des insultes, de l’opprobre de nos milieux de vie, professionnels et familiaux.
Ce silence, cette invisibilité, c’est aussi la négation d’une expérience humaine fondamentale. Celle d’être entendue, crue, soutenue. Et sans cela, la reconstruction est un sable mouvant.
À l’extérieur, c’est un combat contre l’incompréhension, le jugement. La méfiance de ceux qui n’ont pas vu, ou choisi de ne pas voir. La fracture avec ceux qui préfèrent le confort du silence à la vérité dérangeante.
Le corps, lui, porte la mémoire des blessures.
Il se referme, se contracte, se protège, parfois au prix d’une douleur chronique, d’un mal-être diffus. Une corrélation claire a d’ailleurs été établie entre l’exposition à des violences — sexuelles, conjugales, institutionnelles — et des impacts profonds sur la santé à long terme. Plusieurs études récentes documentent les liens entre traumatisme psychique et maladies chroniques : troubles cardiovasculaires, dérèglements immunitaires, douleurs persistantes, fatigue chronique, troubles métaboliques... (1) Ce que les survivantes savent trop bien.
Bien que le constat soit décourageant, malgré l’usure et la douleur, il y a des voix qui s’élèvent. Des prises de parole qui refusent de faire profil bas, qui cherchent à briser les chaînes invisibles. Des volontés qui s’unissent, se soutiennent, tissent des réseaux de soutien et de guérison. Oui, dans tout le bruit ambiant, il y a aussi des solidarités et des combats qui se tissent loin des projecteurs. C’est ainsi que les femmes trouvent souvent du réconfort et du courage pour lutter et s’engager dans un chemin de réparation pour elles-mêmes. Ces combats, souvent invisibles, sont des actes de résistance.
Chaque parole donnée, chaque récit partagé, est une pierre posée sur le chemin du changement. La colère devient force, la douleur devient énergie. Porter plainte contre un agresseur ou cheminer vers la justice n’est qu’un seul des éléments de ce parcours de résilience. La plupart des personnes qui ont été les proies de ces rapaces savent que le processus judiciaire est presque suicidaire, en ont-elles les moyens, le temps, la force et la patience face au cirque sociétal et médiatique? Demandez à n’importe quelle victime, ce sont seulement les plus téméraires qui vous diront qu’elles ont la force d’aller vers la dénonciation.
Dans ces espaces où la parole se libère, où l’écoute attentive remplace le jugement, il faudrait pouvoir changer le système, et pas seulement réformer les lois. Ce serait de transformer les imaginaires, reconnaître la dignité et l’expérience des victimes, et donner la place à toutes les voix, même celles qui dérangent et qui nous renvoient à nos propres vulnérabilités.
Et si on offrait la tribune aux personnes concernées? Un droit de réplique non pas à tous ceux et celles qui veulent donner leur opinion, mais aux principales intéressées? Les familles des femmes victimes de féminicides? Les survivantes de la violence conjugale et intra-familiale? Celles qui ont pu s’ensauver. Les personnes martyrs qui ont été abusées dans leur enfance, leur jeunesse, violées, violentées, soumises chimiquement. Toutes celles qui traînent leurs histoires douloureuses comme de lourdes valises encombrantes, sans jamais avoir de répit.
Pour que les voix des victimes ne soient plus jamais étouffées, il reste à bâtir un monde où la parole des plus vulnérables est accueillie, protégée, et entendue. Pour que les cicatrices — visibles ou invisibles — deviennent des marques de résilience, non de honte. Et que la honte justement change de camp, comme a dit Gisèle Pélicot. Finie la complaisance dans tout ce vacarme. On regarde qui est qui et on écoute vraiment.
Montréal, 20 juillet 2025
Nathalie Albertini
(1) Song, H., Fang, F., Tomasson, G., et al. (2018). Association of stress‑related disorders with subsequent autoimmune disease. Journal of the American Medical Association, 319(23), 2388–2400. https://doi.org/10.1001/jama.2018.7028
Bhattarai, J. P., & Wang, Y. (2023). Post-traumatic stress disorder and physical health outcomes: A systematic review and meta-analysis. BMC Psychiatry, 23(1), Article 152. https://doi.org/10.1186/s12888-023-04866-x
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