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Effacement : à propos de la soumission chimique


Cette semaine, j’ai pris un stylo pour écrire librement dans un cahier. J’ai écrit sans but, juste pour laisser couler ce qui me traversait. C’est devenu rare que je le fasse. J’écris souvent mais sur mon ordinateur, parfois même à la voix avec mon téléphone. Et pourtant, quelque chose s’est posé là, sur le papier : un besoin de relâchement, de reprendre langue avec moi-même. Avec le geste, le poids, le mouvement de la main. Le lien physique avec le tracé, parole qui devient une marque. Il y avait de la colère, du flou, un sentiment d’impuissance. En toile de fond : ce que j’ai entendu, vu et lu au sujet de la soumission chimique. Radio, télé, réseaux. Un sujet dur et inimaginable mis en avant par la présence de Caroline Darian au Québec durant quelques jours pour la promotion de son deuxième ouvrage « Pour que l’on se souvienne ». Cette autrice est la fille de Gisèle Pelicot — une femme qui a été droguée à son insu pendant près d’une dizaine d’années pour être violée par son mari et d’autres hommes recrutés par lui. Elle est connue pour être la victime du procès des « viols de Mazan », mais surtout celle qui a refusé courageusement le huis clos du procès pour « que la honte change de camp », comme elle l’a si bien dit. Une histoire incroyable d’abus, de violence sexuelle, de silence, et finalement de luttes. Caroline Darian, après la stupeur et la colère en 2020 au moment du procès de Dominique Pélicot (voir son premier livre « Et j’ai cessé de l’appeler papa » aux éditions Harper Collin Poche, 2022), est devenue porte-parole de faire connaître l’étendue de cette réalité en France, et médiatiser ce que vivent les victimes de ces actes criminels. Caroline a également porté plainte contre lui après la découverte dans l’ordinateur de l’agresseur de photos d’elle inanimée où elle porte des sous-vêtements qu’elle ne reconnaît pas.


Pour ma part, je n’ai pas été victime de ces formes d’abus. Mais j’en ressens l’écho, intime et collectif. L’histoire de Gisèle et de Caroline me bouleverse parce que je sais dans mon corps et ma mémoire ce que signifie le mépris de votre consentement, l’objectification de ce corps duquel on vous dépossède sans gêne. Parce qu’il y a quelque chose, dans cette oppression-là, qui nous touche au plus profond : l’effacement. L’effacement d’un moment, d’un souvenir, d’un corps, d’une volonté. Une violence si radicale qu’elle vous vole même le droit de raconter ce qui s’est passé.​ L’abus par la soumission chimique est une agression, mais elle double la mise en termes de mépris. C’est une négation de celle qui sera endormie, impuissante, devant ce corps qui sert les autres et qui ne lui appartient plus. Tous les viols ont cet effet à plus ou moins long terme sur la victime, mais subir toute ces sévices sans même s’en souvenir, c’est pousser la cruauté à un extrême que j’ai beaucoup de difficultés à imaginer.


Alors, aujourd’hui, j’ai envie d’écrire là-dessus. Pas en experte. Pas en juge. Mais en femme, en sœur, en autrice qui croit que prendre la parole — ou la reprendre — est un acte politique. Je voudrais parler d’invisibilisation, de mémoire brisée, de ce que ça veut dire de dire, même quand c’est confus, même quand on ne sait pas exactement ce qu’on veut dire. C’est exactement à cet endroit que je souhaite écrire.

 

L’invisibilisation des violences : un continuum


Les médicaments sont dans la table de chevet, dans l’armoire à pharmacie. Un père de famille, un oncle, un beau-père, ou parfois aussi une femme décide de droguer quelqu’un.e avec un bon chocolat chaud ou un verre de vin, et hop. Il peut prendre quelques heures de son plaisir sans se préoccuper des impacts et des conséquences pour sa victime. Ce n’est pas aussi souvent qu’on pourrait le croire qu’il s’agit d’un inconnu dans un bar qui drogue une belle fille avec un verre d’alcool offert en fin de soirée. Comme pour la majorité des agressions sexuelles, elles se déroulent dans les foyers, à l’abri des regards, et avec des personnes familières. La soumission chimique n’est pas une “forme marginale” de violence. C’est une stratégie élaborée. Un outil parmi d’autres pour contrôler, abuser, faire taire. Elle repose sur un rapport de pouvoir, sur l’idée que certaines personnes peuvent être rendues vulnérables à l’extrême — à leur insu — sans que cela ne fasse scandale, sans que cela ne mobilise toute la société. On en parle comme d’un phénomène “en hausse”, mais en réalité, c’est surtout qu’on commence à peine à écouter.

Il y a quelque chose de profondément dérangeant dans cette violence-là : elle n’a pas besoin de cris, ni même de résistance. Elle se faufile dans l’intimité des soirées, des verres partagés, des instants de confiance. Et puis, elle raye la suite. Elle efface, comme si rien ne s’était passé. Et le lendemain, c’est la victime qui doute. Qui s’interroge. Qui culpabilise. Qui a mal à son corps mais ne comprend pas pourquoi.

Ce que ça raconte, au fond, c’est à quel point nos sociétés ont intégré le droit de disposer des corps, et surtout des corps féminins, comme d’un bien temporaire et presque jetable. La soumission chimique n’est pas un “accident” — c’est la version extrême d’un système qui rend acceptable, voire banal, le non-consentement. 51 hommes ont été condamnés pour les quelques 200 viols enregistrés sur vidéos et photos de Gisèle Pélicot. Combien d’autres n’ont pas été retracés ni documenté par l’instigateur, son propre mari à cette époque ? Il l’a peut-être conduite à un rendez-vous médical s’interroger sur ses pertes de mémoires, sa perte de poids. Il lui a peut-être massé les épaules en lui disant que tout irait mieux si elle prenait sa médication, qu’il était là, qu’il prenait soin d’elle et de sa santé.

C’est ce même système qui infantilise les femmes dans leur parcours de soin. Qui remet en question leur parole quand elles vivent de la douleur. Qui interroge leur lucidité quand elles parlent de leur vécu. La réalité des abus par soumission chimique n’est pas hors-sol. Elle s’enracine dans un continuum de violences que beaucoup reconnaissent, même sans avoir mis ce mot-là dessus. Dans la panoplie des mesures élaborées pour museler la parole et l’identité des femmes, il y a cette violence parmi les autres.

 



L’effacement et la mémoire brisée


L’un des aspects les plus dévastateurs de cette sale réalité est l’effacement, l’annihilation de la mémoire. La brutalité des gestes ne se limite pas à l’instant où elle se produit. Elle crée un trou, un vide, une fracture dans le récit personnel. Un moment où tout devient flou, confus, imprécis. Le corps peut être là, mais il n’est plus le même. Et la personne, elle, se retrouve confrontée à une mémoire absente, et celle qui reste devient fragmentée.

C’est cette mémoire brisée qui rend difficile, voire impossible, de reconstruire une histoire cohérente. La victime se retrouve dans l’incertitude, balancée entre ce qu’elle ressent et ce qu’elle a vécu — mais sans pouvoir mettre des mots sur son vécu. Il est terrifiant de se retrouver dans un espace où le doute s’installe. "Est-ce que cela m’est vraiment arrivé ?" "Ai-je imaginé ce que j’ai ressenti ?" "Est-ce que ce que je ressens aujourd’hui est légitime ?" Cette brèche dans la mémoire crée un inconfort persistant, une zone où l’on doute de soi-même, et parfois, c’est même de sa propre parole qu’on doute. Cette sensation est un horrible vortex de dépréciation de soi, où la confiance en son corps, en ses capacités mentale et physique s’effrite au fil du temps.

Mais cette fracture ne s’arrête pas là. Elle touche aussi la capacité de se réapproprier son histoire. Comment reconstruire une narration quand les pièces du casse-tête viennent à manquer ? Et de plus en plus avec le temps. Comment raconter ce que l’on ne peut pas saisir, ce qui échappe sans cesse ? Ce qui se cache dans l’ombre de ce que l’on a vécu. On sent confusément cette masse imposante sans la voir, on sait qu’elle se tapie dans la boîte noire.


C’est là où l’écriture, la parole, et le témoignage jouent un rôle central. Parler, c’est retrouver cette brèche. C’est commencer à tordre le silence, à reconstruire la trame qui a été brisée. C’est comprendre que la mémoire n’est pas une donnée figée, mais un espace vivant, malléable. Et que, même fragmentée, cette mémoire doit être acceptée, entendue et respectée.

Dans ma propre expérience d’écriture, j’ai souvent ressenti cette rupture. L’écriture est devenue un chemin pour récupérer ce qui m’échappait. Quand je me retrouve face à des mots qui me manquent, je n’essaie plus de forcer un récit parfait. J’accepte cette incomplétude, car c’est dans cette suite parfois morcelée et discontinue de mots, de phrases et de moments que je trouve la vérité de mon histoire.

C’est aussi un acte de résistance contre cette forme d’éradication. Contre l’oubli. Parce que même quand la mémoire est brisée, il reste cette volonté de raconter. Et cette affirmation, cette voix qui nous sort du ventre, elle gagne à être écoutée.

 

Dire, relayer, transmettre


Dire, c’est déjà résister. C’est sortir du silence imposé, c’est affirmer et montrer du doigt ce qui a été fait à notre corps, à notre mémoire, à notre parole. Cette mise à nu n’est pas anodine. C’est l’affirmer, non seulement pour nous-mêmes, mais aussi pour celles et ceux qui viendront après nous. Car chaque récit, chaque mot prononcé, chaque témoignage partagé est une brèche dans le mur du silence. C’est un acte de pouvoir, un acte de visibilité. Ce n’est pas juste un simple récit de souffrance ; c’est un acte politique. C’est ainsi que Gisèle Pélicot est devenue un visage féministe et un porte-étendard pour toutes ces communautés de femmes blessées dans un système qui ne les écoute pas et qui se moquent aussi de leur vécu. Elle a demandé que le procès ne se déroulent pas en huis clos, elle a permis aux médias de connaître son nom et d’assister au processus « pour que la honte change de camp ».

Mais dire, ce n’est pas toujours simple. La société ne nous donne pas toujours les outils pour raconter, et parfois, la parole semble se dérober. Toutes les victimes n’ont pas à leur disposition toutes les preuves évidentes comme dans l’affaire des viols de Mazan. Mettre la lumière ou plutôt avoir un micro pour faire entendre sa voix, c’est une entreprise difficile. C’est ici que le relais devient essentiel. Transmettre ce que l’on a vécu, ce que l’on a compris, ce que l’on a appris, est une manière de pérenniser cette parole. En la relayant, on la fait résonner, on la diffuse, on l’amplifie. Ce que nous avons traversé ne nous appartient pas uniquement, il appartient à toutes celles et ceux qui, à un moment donné, se trouveront dans l’incertitude, dans la confusion, dans la souffrance. C’est ce qui arrive avec les réseaux sociaux, comme dans le mouvement « Balance ton porc ». C’est le bon côté des réseaux sociaux et des nouvelles technologies.

Relayer, ce n’est pas voler la parole, c’est l’amplifier. C’est offrir à d’autres une chance d’être entendus, une chance d’être compris, une chance de s’affirmer, eux aussi. Caroline Darian, vient de publier son deuxième livre. Sa mère, Gisèle Pelicot a rendu le procès de son agresseur médiatisé pour faire entendre cette vérité. D’autres ont ouvert des portes avec leurs voix. Nous aussi, nous devons continuer à ouvrir des portes, à allumer des feux de signalisation pour celles et ceux qui se perdront dans l’opacité du silence. C’était aussi l’intention du mouvement «Me too» qui a littéralement déverrouillé une omerta sociale à propos des violences sexuelles.


Transmettre, c’est aussi une manière de guérir. En racontant, en écoutant, en comprenant, on se reconnecte à notre pouvoir. Le pouvoir de nommer, de remettre des mots sur des expériences souvent incompréhensibles, et parfois même indicibles. C’est un acte de solidarité aussi : chaque parole partagée devient un maillon dans une chaîne qui nous relie. Si l’on ne se serre pas les coudes dans nos récits, dans nos mémoires brisées, dans nos luttes, qui le fera ?

Je partage cet empressement à prendre la feuille et le stylo avec Caroline Darian. Elle qui vient de faire paraître le second livre pour poursuivre sa lutte, c’est le plaidoyer d’une femme dont la famille a été pulvérisé par les crimes de ce père abusif. Prendre parole et porter la voix des victimes de soumissions chimiques lui permet à présent d’ouvrir une fenêtre sur cette horrible réalité et de mettre en relais les récits silencieux de victimes qui n’auront ni la voix ni la tribune pour se remettre debout et continuer leurs vies.

L’écriture, la parole, l’écoute, le relais : ces actes sont des formes de résistance. Elles sont importantes dans la reconstruction des vies brisées. On reprend le narratif et on peut alors transformer nos expériences et finalement donner un sens à notre chemin. Elles sont notre manière à nous de redonner de la force à ce qui a été tenté d’effacer.

 

 

La soumission chimique, comme tant d’autres violences invisibles, me heurte et me ramène à l’incompréhension des systèmes qui pérennisent les violences. C’est un défi de nommer l’indicible, mais cela m’inspire d’en parler et de chercher à donner la parole à celles qui l’ont perdue. Ces maltraitances ne sont pas simplement des actes isolés, mais des symptômes d’un système qui tolère le contrôle des corps et la négation des voix.

C’est pour cela qu’écrire, parler, témoigner sont des actes puissants. Ce ne sont pas juste des mots qui s’échappent : ce sont des résurrections, des revendications. À travers l’écriture, nous tentons de retrouver notre mémoire, notre histoire, nos corps. Et parfois, cela passe par un moment de fragilité, d’incertitude, de confusion — mais c’est là, dans ce processus, que nous nous reconstruisons, peu à peu.

Si la soumission chimique vous touche, ou si vous connaissez quelqu’un qui en a été victime, ne laissez pas ce silence s’installer. Parler est essentiel, même lorsque le chemin est difficile, même quand les mots ne semblent pas suffire à décrire ce que vous pouvez ressentir. En parler aussi pour que davantage de gens comprenne de quoi il s’agit. Croyez toujours en ce que vous ressentez, même si la mémoire vous joue des tours. Et surtout, gardez quelque part en tête qu’ensemble, nous pouvons lutter contre l’effacement. Ensemble, nous pouvons redonner force et sens à ce que nous avons traversé.

 

Nathalie x

Mai 2025

 
 
 

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