Quand l’accouchement ne ressemble pas à ce qu’on avait imaginé
- Nathalie Albertini
- 28 août
- 8 min de lecture

La plupart des femmes qui souhaitent faire famille dans la réalité d’aujourd’hui rêvent d’un bel accouchement à la mesure de leurs ambitions. Ce que cela veut dire le plus souvent chez les futures mamans, c’est qu’elles se projettent en puissance dans ce moment fondateur. Elles ont additionné les récits des femmes autour d’elles, leurs histoires familiales et fabriqué un idéal inspiré des livres, des films et des influenceuses des réseaux qui leur ressemblent. Quoi de plus normal que de se mettre en scène dans un scénario idéal, en contrôle de son corps dans ce passage exceptionnel ? Comme des athlètes, elles se renseignent et cherchent les préparations, entraînent leurs partenaires dans le marathon de la grossesse où on focalise presque exclusivement sur le moment précis de la naissance. Comme une belle performance, on vise le podium.
Au Québec, l’image d’un accouchement physiologique — sans induction, sans péridurale, sans forceps ni césarienne — évoque souvent un idéal. Que ça se passe le mieux possible, quoi. Pourtant, dans les faits, ce type de naissance demeure l’exception. En croisant les données les plus récentes disponibles, on estime qu’à peine 11 % des accouchements se déroulent sans intervention médicale majeure[1]. Près d’un quart des naissances sont déclenchées artificiellement, plus de 75 % des accouchements vaginaux impliquent une péridurale, et environ 11 % nécessitent une assistance instrumentale comme les forceps ou la ventouse. La césarienne, quant à elle, concerne à peu près un accouchement sur quatre. Ces chiffres ne sont pas anodins : ils dessinent les contours d’une réalité où le déroulement naturel d’une mise au monde est de plus en plus rare. Et cette réalité mérite que l’on s’y attarde — non pas pour juger, mais pour comprendre ce que cela signifie, concrètement, dans le vécu des femmes. Je pointe les chiffres pour vous montrer la dichotomie entre les idéaux et la réalité. Nous vivons dans l’ère moderne où 98 à 99 % des naissances se déroulent dans des hôpitaux, où dominent des protocoles et des donneurs de soins qui n’accueillent pas spécialement la physiologie avec une confiance spontanée. La pathologie est plutôt le lot quotidien des professionnel.le.s qui œuvrent en périnatalité. Mais ce n’est pas mon propos de me questionner ici sur le contexte médicalisé de la majorité des accouchements. Non, je souhaite m’intéresser aux personnes qui vivent ces naissances derrière les chiffres.
Alors ici, je ne veux pas parler non plus de celles pour qui ça fonctionne. Ces 10 % qui vivent leur meilleure vie et qui entreront dans la maternité en ayant vécu une mise au monde powerful, je me réjouis pour elles. Elles nous véhiculent des images magnifiques ; cette beauté et cette force qui peut donner confiance. Elles nous disent que c’est possible, que ça existe, et ça fait rêver au mieux. Beaucoup de femmes enceintes se voient inspirées par des récits et des super beaux reels de naissances dans l’eau, à la maison ou encore proche de la nature et qui représentent la physiologie dans toute sa splendeur. J’applaudis et je me réjouis pour celles qui ont cette chance et cette joie.
Non, ici je vais parler des autres, celles qui se retrouvent dans les données des imprévus, des interventions et de la médicalisation de leur vécu d’accouchement sans l’avoir voulu. Bon, évidemment, ce n’est pas le diable non plus. Loin de moi l’idée de refuser la technologie et de questionner chaque geste médical durant les accouchements. Plusieurs interventions sauvent des vies et sont tout à fait appropriées pour améliorer les situations problématiques, dénouer des impasses mécaniques, compléter un processus voué à l’échec… Mais il ne faut pas négliger l’existence de violences obstétricales, couramment admises dans des protocoles qui ne se préoccupent pas vraiment des personnes qui subissent des gestes ou des paroles méprisants ou blessants.

Donc je pense à toutes celles qui ont lu, préparé, visualisé. Celles qui avaient choisi une musique, un mantra, un projet de naissance. Celles qui voulaient accueillir leur bébé en pleine conscience, actrices de ce moment magique et initiatique. Et qui se retrouvent pourtant projetées dans un scénario imprévu. Une naissance précipitée, une césarienne non planifiée, des gestes techniques à la chaîne, un protocole sans explication.
Plusieurs vont vivre des imprévus et s’en accommoder, accepter facilement le changement de plan sans se sentir trahie ou malheureuse. Ça dépend bien entendu du tempérament de chacune et du contexte dans lequel se déroule le travail la naissance. Certaines femmes vont garder en mémoire la panique et la bousculade sans pour autant rester chagrinées par les événements. Elles estiment la plupart du temps qu’il y avait des raisons urgentes de faire ainsi, et elles parviennent à tourner cette page pour avancer positivement dans leur projet de parentalité, qui est assez exigeant, on va se le dire.
Mais il y aussi celles qui n’ont pas compris tout ce qui s’est passé. Parfois, elles n’ont pas senti leur bébé sortir. Elles se sont figées dans une salle d’opération trop blanche, trop froide. Elles ont eu peur, et la sidération qui les a traversées en sentant glisser l’expérience qu’elles se voyaient imposer les a tenues longtemps au ventre. Et à la place de l’euphorie, il y a eu le choc. La bousculade intérieure. La sensation d’avoir été secouées par quelque chose de trop brutal, d’invasif et d’affolant.
Mais autour, personne n’en parle vraiment. Ou alors, très vite, on les rassure : « L’important, c’est que le bébé aille bien. » Comme si elles n’étaient pas aussi importantes. Comme si leur corps, leur vécu, leur stupéfaction, devaient passer au second plan.
Et alors naît ce sentiment trouble : de ne pas être à la hauteur. De ne pas avoir accouché « pour de vrai »… De ne pas ressentir cette vague d’amour instantanée tant de fois promise. Est-ce que ça ressemble à « échouer » quelque part? Il y a tant d’émotions ambiguës et intenses dans le spectre de ce qui arrive juste après une naissance chaotique. C’est difficile de faire le tri dans tous les sentiments qui prendront la place chez une femme qui donne naissance. Le fait de vivre la mise au monde la peur au ventre, et de se voir dépossédées de ce qui nous arrive, c’est souvent une expérience déroutante et traumatique pour plusieurs. Énormément de mères ne parviennent pas à se figurer ce qui leur est arrivé juste après. Il faut du temps pour atterrir, et ressentir l’effet émotionnel et encore plus accepter les impacts qui peuvent réellement fragiliser les personnes
Ce vécu est encore tabou. On parle peu de cette honte étrange de ne pas avoir accouché comme prévu. Du deuil à faire d’une naissance idéalisée. De la peine de se sentir seule à éprouver des regrets, et le vertige de s’en sentir coupable. Du corps douloureux, des souvenirs en morceaux. De la colère aussi, celle qu’on refoule parce qu’elle dérange. Parce qu’une mère est censée être douce, reconnaissante, solide. Parce que la femme qui accouche se met sur le dos et accepte d’être une patiente patiente dans ce moment où le corps médical prend le contrôle. Faut pas crier trop fort, faut pas pleurer longtemps, faut pas être exigeante quand les experts savent ce qu’ils font, faut pas porter plainte non plus quand on vous dit que ce qui compte, c’est que « la mère et le bébé soient en santé ».
Mais il est temps que ces récits soient entendus.
Non, ce n’est pas « raté » parce que ce n’était pas parfait. Non, ce n’est pas une défaite. Ce n’est pas toi, la faute. C’est le poids d’un imaginaire collectif qui survalorise la performance, le contrôle, l’instinct maternel comme évidence. C’est une culture qui met la barre tellement haute qu’elle est quasi inatteignable. J’ai parfois entendu dire dans certains récits qu’un médecin affirme que c’est lui qui a accouché cette femme, qu’elle n’a servi à rien, que ça coinçait dans son bassin, que son col / son placenta / ses hormones faisaient défaut. Que ce bébé était un monstre, trop gros, trop paresseux, ou autre qualificatif si réducteur pour expliquer des interventions sans faire de choix éclairés.
Accoucher, ce n’est pas cocher une liste. C’est traverser. C’est parfois s’effondrer. C’est toujours profond, même quand c’est flou, chaotique, douloureux. Et chaque récit de naissance mérite d’être accueilli dans sa vérité. Même — surtout — s’il égratigne un peu l’idéal.
Et puis vient le temps d’après. Qui est rarement durant le postnatal, car en plus de pleurer toute son amertume, il faudra souvent apprendre en accéléré comment prendre soin de ce nouvel être si dépendant, mettre en route l’allaitement et intégrer des transformations très profondes.
Pour certaines, la réparation commence dans les mots. Raconter ce qui s’est passé, même si c’est confus. Parler pêle-mêle. Hoqueter des larmes amères, renifler ce qui fait mal. Nommer les gestes non consentis, les émotions taboues, l’impression d’avoir été absente ou effacée. Parler, pas forcément pour comprendre tout de suite, mais pour cesser de porter cette masse énorme seule. Il y a celles qui se dirigent vers la psychologie, vers l’écriture, vers la création. Celles qui se créent une communauté de mamans malmenées avec qui se sentir ensemble.

Pour d’autres, la reconstruction passe par le corps. Du temps, du soin, du repos, des mains bienveillantes. Un regard neuf sur ce corps qui a fait ce qu’il a pu. Qui a survécu. Qui a enfanté, à sa manière. L’accès se démocratise de plus en plus autour de manipulations qui mobilisent et réparent le corps : ostéopathie, acupuncture, sports, yoga, méditation, nutrition, rééducation périnéale, massothérapie, thalassothérapie, etc. Certaines prendront tout, d’autres n’auront besoin que d’une partie de tous les outils disponibles. Mais seulement là où on croit souvent qu’il n’y a qu’une façon de faire, c’est tout le contraire. Chacune aura son rythme et son style pour récupérer et retrouver l’équilibre. Encore une fois, il ne s’agira pas de performer, mais de se réapproprier des gestes, de l’aisance, de la force, de se sentir bien dans sa peau.
Il existe aussi des cercles, des groupes, des lieux où l’on peut dire – et entendre- l’indicible. Où l’on peut craquer le vernis. Ils sont souvent animés et offerts par des professionnelles en périnatalité qui accompagnent les familles dans leurs expériences d’enfantement. Des espaces pour remettre du sens là où il n’y avait que le flou. Pour se sentir moins seule dans ce vertige postnatal que tant de femmes traversent en silence. Beaucoup de nouvelles mères – et de nouveaux parents partenaires aussi – fréquentent des activités de quartier, se retrouvent avec d’autres et réalisent que ça leur fait du bien. Il y a des intérêts communs et des réalités qu’on peut normaliser avec nos pairs et faire diminuer la pression. Parfois, de belles amitiés naissent de ces cardio-poussettes ou sur les bords des barboteuses durant les congés de parents. Ça peut valoir de nombreuses heures de thérapie en psychologie de sentir simplement comprise et validée dans ses émotions. Comprendre que l’on n’est pas seul.e.s dans un vécu que l’on croit marginal, c’est très réconfortant. Et puis, dès que les langues se délient, la plupart des gens voit bien que tous ces imprévus arrivent plus souvent qu’il n’y paraît.
Il n’y a pas une seule bonne manière d’accoucher. Il n’y a pas une seule bonne manière de vivre la suite. Mais il y a une chose qui peut tout changer : être écoutée, vraiment. Sentir qu’on peut explorer ce qui nous habite sans jugement. Sans comparaison. Sans que qui que ce soit ne cherche à relativiser ce qui a été vécu. Se réjouir d’avoir un beau bébé en santé, de vivre enfin l’expérience de famille ne doit pas enlever l’option de valider les émotions difficiles qui existent en même temps. Cela peut prendre du temps à intégrer et en faire une force. Mais ouvrir le passage pour laisser naître un enfant est toujours un acte de courage et de générosité.
D’abord, on devrait réfléchir au système de la santé et des naissances qui est devenu extrêmement interventionniste. Mais cela ne doit pas nous épargner d’être à l’écoute des impacts de la médicalisation des accouchements sur les individus. Parce que toute naissance laisse une trace. Qu’elle soit heureuse ou pas, chaque femme mérite que la sienne soit honorée.
Alors, on essaye d’écouter mieux? On essaye de s’enlever de la pression? Y a pas de podium, y a pas de médaille après la naissance.
Août 2025
Nathalie
[1] Données 2023-2024 Statistiques Canada & Institut national de la santé publique du Québec (INSPQ)
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