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Quand la médiatisation de la justice populaire fait plus de bruit que les violences sexuelles elles-mêmes


photo: Sinasi Muldur libre de droits (Pexels)
photo: Sinasi Muldur libre de droits (Pexels)

Monsieur le grand patron de Juste pour rire (presque une blague, n’est-ce pas), Gilbert Rozon, titan du show-biz québécois, est accusé par neuf femmes d’agressions sexuelles et de viols. Cette semaine, son procès civil a commencé à Montréal, alors que la poursuite criminelle, il y a cinq ans, s’est conclue par un acquittement.

Il avait déjà été accusé pour des méfaits similaires il y a de cela 27 ans. En 1998, l’ancien patron de l’institution de l’humour avait été reconnu coupable d’avoir commis une agression sexuelle à l’égard d’une croupière de 19 ans, au Manoir Rouville Campbell. Il avait alors plaidé coupable, puis obtenu une absolution inconditionnelle (ce qui signifie qu’il n’a pas reçu de peine, ni de casier judiciaire). On peut rappeler qu’il a été accusé au criminel par une seule des 14 personnes qui ont dénoncé ses agissements dans la foulée du mouvement #MeToo, puis acquitté en 2020.

Le voilà de retour devant un tribunal pour un procès civil. Il a été appelé à témoigner pour lui-même. Il a tout l’espace, toute l’attention. Et que dit-il ? Il commence par raconter sa vie, son enfance, comment il a travaillé dur pour son succès, comment il a vécu des choses difficiles. Il prend tout son temps pour exposer les détails de son parcours, et susciter la sympathie de ses auditeurs.

Il dit qu’il souffre. Pas des faits qu’on lui reproche. Pas du mal qu’il aurait pu causer.Il souffre plutôt de la justice populaire. De la justice médiatique. Il se dit victime de ce boomerang #MeToo, de ces femmes qui souhaitent casser ces pauvres gens riches et célèbres en leur extorquant de l’argent. La vengeance d’une gent féminine qui s’en prend à des vedettes puissantes : cela susciterait tant de jalousie.Il parle d’un lynchage. D’une image abîmée. D’une vie brisée.

Pourtant, le procès criminel n’a pas permis d’établir de culpabilité. Les plaignantes tentent de poursuivre leur combat : faire entendre leur part de l’histoire en amenant l’affaire devant l’instance civile.

Et pendant ce temps-là, les femmes qui l’accusent restent dans l’ombre. Elles sont invisibles, presque inaudibles. C’est lui qui va dessiner une image de ces plaignantes, comme il a envie qu’on se les imagine. Puisqu’il a la notoriété. Puisqu’il a la parole, maintenant. On peut voir clairement que le système judiciaire ne juge pas que des faits : il juge aussi des personnes, des réputations, des postures sociales. Et dans ce jeu-là, les femmes partent perdantes.


C’est un scénario qu’on connaît trop bien. Quand un homme est accusé de violences sexuelles — surtout s’il est connu, influent, aimé — la première réaction collective n’est pas la prudence. C’est le doute. La suspicion.Elles portent même un nom, ces chasseuses d’argent : dans la culture pop, on les appelle des gold diggers, ces femmes définies par l’ambition de profiter de la richesse des hommes qu’elles traquent. Oui, cela existe sans doute.Mais est-ce vraiment aussi répandu que le prétendent ces convaincus ?

Par contre, on parle beaucoup moins des hommes qui, pendant des années, ont utilisé leur pouvoir, leur statut, leur aura publique pour séduire, manipuler, imposer. Et quand ces hommes sont accusés, c’est encore l’argent — le leur — qui sert d’armure.

Ils appellent leurs amis influents, parlent de réputation, de carrière détruite, comme si une femme pouvait inventer un traumatisme juste pour ça.Comme si être crue était un luxe.Comme si déballer une expérience violente et qui vous rend si vulnérable se faisait aussi facilement, pour le fun.Comme si dénoncer apportait autre chose que du doute, du mépris, et souvent, du silence.Pas envers lui, non. Envers elle. Celle qui parle. Celle qui ose.

C’est elle qu’on interroge. C’est son récit qu’on scrute à la loupe. C’est sa mémoire qu’on questionne. Ses silences qu’on retourne contre elle.

Et lui ?Lui, on lui tend encore un micro. On l’écoute raconter sa version des faits, ses pertes, son isolement, sa peine. On s’intéresse à sa vision de la chose.C’est presque touchant — si on oublie pourquoi il est là.


Et comme si ça ne suffisait pas, voilà qu’on appelle ses amis à la barre.

Mardi passé, le 3 juin 2025, au procès civil de Gilbert Rozon, trois de ses proches — l’ancien premier ministre du Québec Pierre Marc Johnson, l’auteur Guy Fournier et l’ex-agent d’artistes François Flamand — sont venus défendre leur ami.

Des hommes puissants, influents, venus « témoigner de son intégrité », de sa « bonne réputation », de ses « valeurs ». Tous ont le profil de bons pères de famille, des situations enviables, un statut social. Ils n’ont guère parlé des accusations d’agressions sexuelles ou de viols portées par neuf femmes. Non. Ils ont surtout vanté les qualités personnelles de l’homme mis au banc, brossant un portrait « charmant, courtois, poli et respectable », en insistant sur son comportement altruiste et généreux, « particulièrement auprès des femmes ».

Pierre Marc Johnson, qui connaît Rozon depuis 40 ans, a déclaré ne pas croire possible qu’il soit un agresseur :

« L’homme qu’on décrit comme une espèce d’ogre ne ressemble pas du tout à la personne que je connais. »


D’après Rozon et ses pairs, leurs relations aux femmes et la perception des mœurs de leur époque leur donnaient des droits et des passe-droits. C’était normal d’être un « tombeur », un « séducteur », et d’avoir une sexualité assumée.Comme si leurs collègues savaient ce qui se passait dans leur vie intime, ils viennent se porter garants de ce que tu aurais fait — ou pas fait — dans la sphère privée.


Parce que visiblement, dans certains procès, ce ne sont pas les faits qui comptent, mais l’image.Et quoi de mieux pour redorer une image que de faire parler ceux qui l’ont toujours protégée ?


Curieux comme cela ressemble aux histoires de déflagration de Gabriel Matzneff, Gérard Depardieu, Harvey Weinstein, Donald Trump, R. Kelly ou Roman Polanski (pour ne citer que ceux-là). Toujours ce discours de cibles soumises à la vengeance et à la méchanceté de femmes folles et vénales. Des croqueuses de diamants, toutes.Plein de superstars et d’influenceur·euse·s prennent la plume et la parole pour défendre bravement leurs amis opprimés. La lettre de défense de Gérard Depardieu, publiée dans Le Figaro le 25 décembre 2023 sous le titre « N’effacez pas Gérard Depardieu », a été signée par une cinquantaine à une soixantaine de personnalités publiques. Incroyable.


Mais au fond, on parle de quoi ? De « bonne conduite » ? De « moralité » ?Est-ce qu’on juge une agression sexuelle ou une cote d’amour dans les cercles de pouvoir ?Comment la justice peut-elle encore permettre que des copains, des collègues, des hommes issus du même monde que l’accusé, viennent, les uns après les autres, expliquer que « ce n’est pas dans sa nature » ?

Est-ce qu’on demande aux plaignantes d’amener leurs amies pour certifier qu’elles ne sont pas des menteuses ?


Ce procès, comme tant d’autres, ne fait que confirmer ce que des millions de femmes savent déjà : quand on parle, on prend des risques.De se faire discréditer. De voir sa douleur disséquée en public. D’être renvoyée à l’idée qu’on a peut-être inventé. Fantasmé. Exagéré. Fabulé. Manigancé.

Il faut quoi pour être crue ?


Même lorsqu’il existe des preuves ou des témoins, on suggère souvent que la parole des femmes est facile à mettre en doute.Dans la vraie vie, une agression sexuelle ne ressemble pas aux séries policières qui pullulent sur nos plateformes d’écoute. Il n’y a pas souvent de témoin. Pas toujours de trace. La plupart du temps, il n’y a que des souvenirs confus mêlés d’un sentiment d’impuissance et de stupéfaction. La honte, l’hypervigilance, le stress post-traumatique, des attaques de panique, une sexualité bousillée, une détestation de son corps, une confiance en soi dans les talons, une vie désorganisée.Puis finalement, parfois seulement après plusieurs décennies, le courage de partager la douleur, et de libérer la parole.

Mais ce courage-là, la justice le transforme en piège. Elle attend une cohérence absolue, une chronologie irréprochable, une émotion « crédible », calibrée.


Pendant ce temps, l’accusé peut pleurer sur sa réputation. Et ça, ça touche.


On nous dit que la société a évolué.Que #MeToo a changé les choses et les perceptions à propos des auteurs de violences sexuelles.Mais quand on écoute ce type de procès, quand on voit ce qui s’y joue, ce qu’on entend surtout, c’est révélateur d’une société qui continue de protéger les puissants.

Même le traitement médiatique le plus tapageur sollicite l’opinion populaire pour entretenir des croyances sexistes et des clichés stéréotypés.On nous dit que c’est la présomption d’innocence qui mène l’appareil de justice.Mais ce que vivent les femmes, c’est souvent la présomption de mensonge.

Le parcours de la dénonciation est un engagement que beaucoup de victimes n’ont pas la force de prendre, tant leur expérience est déjà stigmatisée et éprouvante.


Comme l’a montré Léa Clermont-Dion dans son documentaire T’as juste à porter plainte, dénoncer une agression sexuelle, ce n’est pas juste « faire une démarche »[1]. C’est entrer dans un système qui peut être violent, intrusif, souvent hostile. Il faut raconter, prouver, justifier. Bien souvent, vivre de la victimisation secondaire. Se heurter au doute, au silence, à la lenteur.

Et malgré tout, certaines persistent. Comme elle. Parce que porter plainte peut aussi devenir un geste politique.Un acte de survie, oui, mais aussi de résistance.


On continue de croire qu’il n’y a que deux options :Soit c’est vrai, et il doit aller en prison — ou verser un dédommagement, selon le cas.Soit ce n’est pas vrai, et elle a menti.

Mais entre les deux, il y a toute une zone grise. Celle où on sait très bien ce qui s’est passé — même si on ne peut pas toujours le « prouver » comme la justice l’exige.Celle des violences systémiques, des abus de pouvoir, des silences imposés.

La complaisance face à un géant qui fait tourner une industrie, qui emploie des dizaines de personnes, qui brasse des affaires — une fierté nationale, quoi. On touche aux fiertés nationales quand même.

Il y a aussi le temps des procédures, qui peut s’étaler sur des années. La fatigue et l’usure pour la victime et son entourage.Il y a de l’intimidation, quand des groupes polarisants font pression d’un côté ou de l’autre, ou se servent des causes pour nourrir leurs propres intérêts.


Et maintenant ? On dit quoi à nos enfants ?À nos filles, on dira quoi ? De parler ? Oui, mais à quel prix ?De se défendre ? D’accord. Mais en sachant qu’elles devront affronter un système qui ne les attend pas.

Et à nos fils, qu’est-ce qu’on transmet ? Une éducation au consentement ? Une vraie ?Ou juste un « fais attention, les filles mal intentionnées peuvent te ruiner la vie » ?


Je ne crois pas qu’il faille refaire tout le système judiciaire. Malgré ses limites, il y a sans doute des procès qui jugent du mieux possible les actes, les comportements et les risques des personnes impliquées.Mais quand on parle d’agressions sexuelles, il me semble qu’il pourrait y avoir un cadre et une rigueur procédurale renforcés.Qui peut se targuer de donner une opinion sur les comportements intimes d’une personne, peu importe qui elle est ?Peut-on cesser les doubles standards, au moins quand il s’agit de traiter des affaires de violences sexuelles ?


C’est une tentative de lucidité.Une manière de dire que tant que les puissants pourront détourner l’attention sur leur propre inconfort, le cœur du problème ne sera jamais traité.La procédure même de la narration d’un procès civil qui engage deux parties autour d’accusations de neuf femmes d’agressions sexuelles et de viols, et toute cette place qu’on donne à la parole de celui qui se trouve dans la posture de l’accusé.Et qu’on ne pourra pas parler de justice tant qu’elle continuera de demander aux victimes d’être ce que les prévenus veulent qu’elles soient, pendant que les accusés, eux, peuvent s’effondrer tranquillement — sans jamais reconnaître l’ignominie de leurs gestes, et plus largement, sans condamner cette culture.

 

 

Juin 2025

Nathalie Albertini


[1] Léa Clermont-Dion et Gianluca Della Montagna, T’as juste à porter plainte (documentaire, 2022). Voir aussi : Léa Clermont-Dion, Porter plainte, Québec Amérique, 2023

 
 
 

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